1. La course aux GAFAM, à la recherche des nouvelles Compagnies des Indes
Si de nos jours les grandes puissances aspirent à établir leur souveraineté numérique, cela engendre une compétition similaire à celle observée lors de la création des compagnies des Indes Orientales au 17ème siècle. À l'époque, la valeur considérable des matières premières importées d'Asie (épices, soieries, …) vers l'Europe a motivé l'Angleterre et les Pays-Bas, en 1600 et en 1602 respectivement, à fonder leurs propres compagnies maritimes dédiées au commerce Asiatique dans un contexte de rivalités croissantes pour le contrôle du marché de l'Océan Indien.
À mesure que la domination maritime des Empires Espagnol et Portugais déclinait, les flottes Hollandaise qui effectuent leurs premières expéditions vers l'Asie à la fin du 16ème siècle se regroupent sous la bannière de la VOC afin d'éviter une rivalité interne suicidaire. Après sa découverte du Cap de Bonne Espérance, le Portugal perd en parallèle son emprise en Asie face à l'émergence de puissants Etats asiatiques et à la concurrence des pays d'Europe du Nord, jusqu'alors focalisés sur la recherche d'un passage du Nord-Ouest qui a conduit Britanniques et Français à s'installer en Amérique du Nord.
La VOC devient ainsi rapidement la première entreprise commerciale d'Asie. Ces ventes en Europe rapportent un bénéfice net de 20%, ce qui lui permet de distribuer de généreux dividendes entre 15% et 50% de la valeur nominale de l'action. Elle devient un modèle pour les autres nations marchandes de l'Occident qui tentent de copier sa puissance financière avec le recours à de nombreux actionnaires privés et l'organisation d'un monopole commercial protégé par l'Etat. La création de l'East India Company Anglaise fait en effet suite au succès extraordinaire des première expéditions hollandaises à la fin du 16ème siècle .
De l'épice au silicium, une dynamique similaire se joue aujourd'hui avec les GAFAM qui sont au cœur d'une compétition mondiale acharnée, non plus pour les épices rares, mais pour la maîtrise technologique et la collecte des données utilisateur, une ressource contemporaine majeure. À l'instar des compagnies des Indes orientales qui émergent au cours du 17ème siècle, d'autres nations aujourd'hui comme la Russie (via Yandex), la Chine (avec Baidu, Alibaba et Tencent), ou encore la Corée du Sud (via Naver), l'Inde (avec Jio Platforms) et le Brésil (via Mercado Libre) cherchent à ériger leur propre puissance technologique.
Les GAFAM semblent ainsi aujourd'hui reproduire dans le monde numérique le schéma de conquête mondiale des Compagnies des Indes Orientales.
2. Deux époques, une portée globale
Les compagnies des Indes qui avaient établi des filiales en Asie et en Amérique comptaient des milliers de collaborateurs dans de multiples pays tout comme les GAFAM aujourd'hui. Depuis les Indes orientales jusqu'aux côtes africaines, les filiales de la VOC étaient dispersées sur différents territoires. Elles employaient une main-d'œuvre plurielle, constituée de marins, commerçants et fonctionnaires de diverses nationalités, formant ainsi une force de travail internationale.
Batavia, aujourd'hui Jakarta, était le centre vital de ses activités en Asie, tandis que Le Cap, en Afrique du Sud, représentait une escale stratégique pour son expansion commerciale. Initialement conçues comme des comptoirs commerciaux, leur ascension dans le domaine du commerce, de l'économie et de la politique les a transformées en véritables entités étatiques.
Actuellement, les GAFAM possèdent également une présence mondiale avec des bureaux, des centres de données et des utilisateurs répartis dans de multiples pays. À l'instar de la VOC au 17ème siècle, leur influence sur l'économie et la politique transcende largement leurs frontières d'origine. En 2021, Amazon opère par exemple dans plus de 200 pays et territoires, avec une forte présence physique grâce à ses centres de distribution, employant plus de 1,3 million de personnes dans le monde.
Les GAFAM rassemblent également une main-d'œuvre internationale diversifiée, attirant des talents du globe entier. Leur impact sur l'emploi et le marché du travail est considérable mais, outre cet impact économique, leur présence mondiale leur confère aussi une influence sur la culture locale.
L'ascension fulgurante des GAFAM les propulse ainsi bien au-delà des frontières étatiques, illustrant l'avènement de puissances privées qui dépassent les barrières traditionnelles de la gouvernance.
3. Des entreprises privées dont la puissance dépasse les frontières Etatiques
À l'instar des dirigeants des compagnies des Indes orientales, considérés comme puissants autant que des chefs d'État de leur époque, les leaders des GAFAM exercent aujourd'hui une influence et un pouvoir économique souvent comparables à ceux des gouvernants nationaux.
La VOC disposait non seulement de sa propre armée mais également du pouvoir d'administration territoriale, de négociation de traités et même de frappe monétaire. La célèbre victoire de la VOC lors de la bataille de la Baie de Banten en 1806 face à l'Empire Britannique témoigne de sa capacité à rivaliser avec les plus grandes puissances de son temps.
Bien qu'il soit difficile d'imaginer Meta, Google ou Amazon lancer une offensive terrestre pour conquérir et gouverner un territoire, leurs initiatives de création d'une monnaie électronique indépendante, tel que le projet Libra lancé par Meta en 2019, reflètent leur potentiel de puissance économique et politique. De plus, l'accès aux données personnelles de milliards d'utilisateurs (Meta compte 2,8 milliards d'utilisateurs mensuels actifs) représente un nouvel enjeu d'influence majeur, transcendant largement les frontières géographiques.
Les auditions au Congrès des États-Unis, les discussions avec des leaders européens et chinois, ainsi que leur participation à des forums économiques internationaux témoignent des défis auxquels sont confrontés les GAFAM, dépassant largement le cadre commercial pour les placer au centre d'enjeux politiques et sociaux à l'échelle mondiale.
Tout comme les compagnies des Indes étaient utilisées pour renforcer l'influence mondiale des puissances mondiales de l'époque, certaines guerres économiques contemporaines impliquent souvent de grandes entreprises privées, comme l'affaire Huawei entre les États-Unis et la Chine. De nombreuses autres affaires et amendes records, notamment entre l'Europe et les États-Unis, soulignent l'ampleur de cette bataille économique qui prend constamment de nouvelles formes sur l'ensemble de la planète.
Au cœur de cette expansion, le financement émerge comme l'épine dorsale essentielle pour ces entreprises, rappelant ainsi le rôle crucial du capital dans la pérennité et la croissance.
4. Le financement, l'épine dorsale des entreprises depuis plus de 400 ans
Pionnière dans l'émission d'actions, la VOC a attiré d'importants investissements pour financer ses expéditions. Dès 1606, elle émet les premières actions de l'histoire à la bourse d'Amsterdam, permettant à des milliers d'individus d'investir dans les expéditions commerciales. Malgré les risques élevés, les bénéfices potentiels pouvaient rapporter un retour sur investissement considérable : une des premières expéditions expérimentales avant la création de la VOC rapportent 400% de rendement aux actionnaires, essentiellement des grandes fortunes au départ qui pouvaient renoncer à la disponibilité de leur capital pour un temps assez long.
Cependant, la survie de la VOC dépendait de flux continus d'investissements financiers à cause des risques inhérents au commerce international. Un problème rencontré par exemple par la compagnie concurrente danoise, fondée par une décision royale en 1616, qui manquera cruellement de capitaux après que les actionnaires privés aient refusé d'honorer la seconde souscription à laquelle ils s'étaient engagés, découragés par les retours tardifs de la première expédition maritime vers l'Asie.
De nos jours, les GAFAM se financent également massivement sur les marchés financiers, leur valeur étant souvent évaluée en termes de capitalisation boursière, reflétant la confiance des investisseurs dans leur potentiel de croissance. À l'image des investissements importants attirés par la VOC, la capitalisation d'Apple a dépassé les 2 400 milliards de dollars en 2021, faisant de cette entreprise la première à atteindre une telle valeur.
Bien que la nature du financement ait évolué, son rôle demeure similaire. Comme la VOC avait besoin de capitaux pour couvrir les risques élevés de ses expéditions, de nos jours, les GAFAM dépendent également d'investissements massifs pour rester à la pointe de l'innovation technologique. Elles consacrent ainsi d'énormes budgets à la recherche et au développement pour maintenir leur compétitivité. En 2020, Alphabet a ainsi dépensé plus de 26 milliards de dollars en recherche et développement…
5. Des entreprises au cœur des stratégies des Etats qui marquent leur époque
Outre le financement, l'État néerlandais accordait des privilèges exclusifs à la VOC au 17ème siècle pour développer son commerce avec le continent Asiatique. Ces privilèges comprenaient notamment le monopole de la navigation et du commerce entre les Provinces-Unies et les régions situées à l'est du Cap de Bonne Espérance, la possibilité de conclure des traités de paix et d'alliance avec des puissances orientales, d'entretenir des armées et des flottes pour assurer la défense de leurs installations.
De nos jours, bien que le soutien public direct puisse varier, les États continuent d'influencer le financement des entreprises par le biais de politiques économiques, de réglementations et de mesures incitatives, favorisant par exemple l'innovation, la recherche et le développement, ou encore les investissements dans des secteurs stratégiques pour stimuler la croissance économique.
Si la VOC a largement contribué au "Siècle d'or Hollandais", en consolidant la position des Pays-Bas en tant que centre du commerce mondial, les grandes entreprises technologiques actuelles ont également un impact significatif sur l'économie et la puissance des États qui les abritent.
La VOC a en effet marqué près de deux siècles, de 1602 à 1799, grâce à ses colonies devenues des pivots majeurs du commerce mondial, propulsant l'influence croissante des Pays-Bas à l'échelle internationale.
Alors que les GAFAM ont connu une ascension fulgurante, elles ont également laissé une empreinte durable et leur action demeure au cœur des dynamiques économiques et technologiques contemporaines. Fondée en 1975, Microsoft reste par exemple un acteur majeur du secteur technologique après plus de quatre décennies, influençant encore le développement des logiciels et des technologies de l'information…
Ces entreprises, au centre des stratégies étatiques, marquent indéniablement leur époque en influençant l'économie mondiale et en redessinant les rapports de force géopolitiques. Reste à voir quelle forme prendront les nouvelles 'épices' dans les évolutions futures, redessinant systématiquement les enjeux et les pouvoirs à l'échelle mondiale.